Il était une fois...
« Je suis une erreur de l'Histoire. L'un des dysfonctionnements multiples sur le Temps des Hommes, que se permettent les Dieux depuis leur avènement. Je n'aurais jamais dû voir le ciel. »
17 juillet 1918, Iekaterinbourg.
Les hommes entrent dans le sous-sol. Les gens sur le canapé s'agitent. On leur avait parlé d'une photographie. Pour rassurer Moscou avait-on dit. L'enfant se met à pleurer, sa jeune sœur le tient plus fermement contre lui. Le père blanchit, son épouse essaie de tendre la main vers lui. Rien n'arrivera, veut-elle dire, puis elle remarque les fusils. Elle voit la lettre froissée entre les mains de leur bourreau. Dans un silence déjà de mort, la sentence est prononcée.
« Du fait que vos parents continuent leur offensive contre la Russie soviétique, le comité exécutif de l’Oural a pris le décret de vous fusiller. » Ils ont à peine le temps d'esquisser un geste. Les balles fusent. Vers le père tout d'abord. Il s'effondre, projeté en arrière, mort, sur le coup. Puis, vers le fils, cet adolescent à la fois beau et malingre, si faible, si petit, qui pourtant met un temps fou à se vider de son sang, s'accroche au tapis, rampe vers son père, si bien que l'un des exécuteurs vide son chargeur dans ses boucles blondes. Les sœurs et la mère résistent, les plombs sont déviés par leur corset, dans lesquels elles ont dissimulés quelques bijoux. Mais elles meurent, elles aussi, toutes, même la plus jeune qui aimait tant chanter...
C'est le chaos dans la villa, on hurle, on pleure, on crie. La fumée obscurcit la pièce, le sang est projeté de tout côté. Dans ce désordre obscur, un bref
éclair bleuté. Un saphir brisé. Puis, le silence. Dernier bruit dans le vacarme étouffé par le moteur d'un camion devant la résidence, qui emmènera bientôt les cadavres dans un puits de mine, là où leurs derniers soutiens ne pourront jamais les retrouver.
Il y a onze cadavres. La famille du Tsar, le médecin de famille, la femme de chambre, le valet et le cuisinier. Il y a onze cadavres, et parmi eux, un enfant et quatre jeunes filles. Il y a onze cadavres, les hommes qui ont ramassé leurs dépouilles ont bien compté. Mais l'un d'entre eux est un leurre. Qui le soupçonnera jamais ?
« Tu aurais du les sauver. Au moins mes tantes, au moins mon oncle. Au moins, lui, cet oncle que je n'ai jamais connu, cet enfant qui ne désirait rien d'autre que de vivre, au moins survivre, cet adolescent dont je porte les yeux et le sang sur mon visage. Ma mère ne t'a jamais pardonné d'être la seule à avoir été enlevée. Elle ne s'est jamais pardonnée de vivre, sans eux, par ta faute. »
29 décembre 1918, Saint-Pétersbourg.
Elle a été abandonnée. Séduite, sauvée brièvement, pour être délaissée. Elle l'a voulu. Elle l'a désiré, c'est elle qui a rejeté ce Roi capricieux, elle qui a porté un coup à l'orgueil divin tout en en mesurant la gravité. La rancune, elle en porte le stigmate au cœur et sur la langue, rancune et fierté tenace de princesse déchue de ses droits, grande-duchesse courtisée puis ramenée plus bas que terre. Elle est seule, dans cet hôpital de fortune sale et bondé, sur un lit déjà tâché du sang des autres qui sont mortes avant elle.
Elle ne veut pas mourir, quoiqu'elle en ait dit. Elle ne veut pas mourir, car si elle meurt, l'être qui viendra au monde n'aura personne sur qui compter. Il n'y a qu'elle. Elle ne croit pas qu'Il reviendra, ce père volage et distrait, elle ne croit pas à l'importance de cet enfant, et pourtant elle le désire comme elle n'a jamais rien désiré d'autre. Elle ne veut plus voir de cadavre près de ses jambes. Elle ne veut pas perdre un nouveau son nom, déjà masqué son un patronyme d'emprunt... Oboska, quelques syllabes prises au hasard dans la rue, devant l'hôpital, avant de rentrer. Elle ne veut pas que son sang soit plus terni par la perte du dernier enfant impérial. Elle ne veut pas mourir. Alors dans un dernier effort démesuré, alors que ses cheveux auburn pâlissent sous ses larmes, elle donne naissance.
C'est une fille. Blonde, comme son frère, son cher petit frère que la mort a emporté trop tôt. Dans ses yeux, le ciel orageux des Romanov. Dans son délire, quelques mots de latin lui reviennent, de son enfance dorée, là où encore elle était le petit trésor d'une mère... Latin, un prénom latin, comme pour jeter une insulte de plus au profil grec de son dernier amant. Blonde, si blonde, comme son frère, comme sa mère, comme certaines de ses sœurs...
Flavius, flavium, flavii... Flavie.
« J'ai été élevée dans le froid et dans la faim. Ma mère n'osait chercher un travail qui demande trop de connaissances, car on lui aurait demandé d'où lui venait cette érudition. Les Rouges semblaient être partout. Elle s'engagea à l'usine, pour me nourrir un peu, et prit une chambre sous le toit d'une vieille maison à Saint-Pétersbourg. On voyait le palais au loin. Elle, le voyait trop bien, et à chaque fois le souvenir de leur mort lui revenait. Et alors, je l'écoutais.
Il n'y avait que moi pour l'entendre. »
21 septembre 1926, Saint-Pétersbourg.
Un chant au rythme du peigne. La petite fille n'a pas huit ans, et pourtant les traits creusés de ses joues et le morne blond de ses cheveux lui en donnent déjà plus. Elle coiffe une femme qui pourrait être sa grand-mère, mais hélas, c'est toujours sa mère, simplement vieillie et usée par le labeur, par la faim et le froid. Autrefois proclamée plus belle souveraine d'Europe, désormais ses traits sont brouillés, ses mains, noires. Ses cheveux flamboyants, morts, car elle les a coupés et vendus tant de fois qu'ils sont désormais presque gris malgré son jeune âge. Et puis sa voix, autrefois si douce, s'est aigrie, empoisonnée par la douleur et la rancœur, l'orgueil et la douleur.
C'est l'enfant qui chante tout doucement, pour apaiser sa mère. Pour retarder le moment où la sérénité sera troublée par un mouvement d'humeur de celle-ci, par une crise de mélancolie, à la fois si douce et si violente... Sans succès.
- Olga avait les mêmes cheveux que toi. Blond cendré. Presque châtain. Comme Anastasia. Plus clair, peut-être. Ça changera peut-être quand tu seras plus grande. Silence. Elle a appris à ne pas interrompre sa mère quand elle évoque le passé. Elle la laisse parler. Attentive, mi-effrayée, mi-fascinée, mais profondément touchée par la douleur qu'elle décèle chez cette femme à la fois si douce et si forte, si tendre et si cruelle... Le peigne coince dans la chevelure grisée. Elle tente de démêler les mèches. Sa mère se tait, le regard dans le vide. Refaisant surgir des souvenirs, souvent les mêmes, parfois plus ou moins douloureux, d'autres fois, joyeux mais plein de haine, à chaque fois...
- Peut-être que tu as quelque chose de Maria, finalement.. Maria et ses yeux clairs... L'enfant se penche pour rincer ses mains engourdies. Ses petits doigts démêlent les nœuds avec application et délicatesse. Elle pose un baiser sur le crâne de sa mère, espérant que cela est terminé maintenant... Sa mère lui caresse le bras, doucement, puis serre, en proie à un souvenir plus violent. La fillette tressaille.
- Mais à chaque fois que je te regarde, je vois Alekseï. C'est plus fort que moi. Vous avez les mêmes yeux... Tellement adorable. Fragile, mais si éveillé. Tellement plus fort que ce que tous les médecins pouvaient penser.L'enfant sent la gravité venir avant même que sa mère poursuive. Elle tente de se concentrer sur sa tâche. Mais c'est inutile.
- Je crois que ça été le dernier à mourir. Il a voulu ramper vers notre père. Je l'ai vu s'accrocher à lui, et essayer de fermer les yeux, feindre la mort... Il avait déjà deux balles dans le corps. Il y avait tant de sang. Je ne l'ai jamais vu autant saigner. Ils l'ont vu. Il respirait encore. Ils l'ont massacré... Cinq coups de baïonnette. Puis, ils ont tiré. Dans sa tempe. Comme s'ils avaient peur d'un enfant. Comme s'ils pouvaient haïr un simple enfant... Pourquoi voit-elle avec tant de netteté son jeune oncle étendu contre le tsar... ? Pourquoi semble-t-elle savoir déjà tout cela ? Est-ce à force d'entendre sa mère ressasser sans cesse ce récit macabre, ou alors... ? Est-ce qu'elle aussi, a vu tout ce sang, alors que sa mère la portait déjà dans son ventre, a-t-elle vu, a-t-elle ressenti et pleuré tout cela, déjà... ? La mère pleure, l'enfant l'entend. Elle a envie de pleurer elle aussi. Mais elle n'a pas le temps de s'attendrir. Car déjà c'est la haine qui brûle les larmes.
- Il n'a pas voulu le sauver. Je voulais lui crier de faire quelque chose. Je ne voulais pas être la seule épargnée... J'aurais voulu pouvoir faire quelque chose, n'importe quoi pour les sauver... Mais il n'a rien fait. Il n'a rien fait... Rien ! Elle sait de qui sa mère parle. Elle ne l'a jamais vu, mais elle le connaît. Elle sait qui il est. Sa mère n'a jamais eu l'envie de le lui cacher. Elle n'a jamais voulu laisser sa fille fantasmer sur un père idéalisé, qui serait mort lui aussi, ou mieux, parti dans un lointain pays dont il reviendrait un jour, riche et aimant... Non, elle n'a jamais eu le luxe d'imaginer un père parfait. Depuis, toujours, ce père, est celui qui les a abandonnées. Celui dont sa mère n'a pas voulu. Ce « dieu » qu'elle a osé défier et qu'elle a chassé.
- Je ne pouvais pas lui pardonner. Je ne pouvais pas. Pas ça. Pas ma mère, pas mon père, mes sœurs... mon frère. Pas ça. Les sanglots font tressauter les épaules osseuses. L'enfant prend sa mère dans ses bras. Elle la câline de toutes ses maigres forces. Espérant étouffer les sanglots qu'elle ne supporte plus.
- Je suis désolée, mon enfant. Tellement désolée. Je ne pouvais pas. Mais elle ne lui en veut pas. Elle a trop entendu la version de sa mère pour la remettre en question. Elle a trop de sang et de douleur sous les yeux pour vouloir voir au-delà. Elle aime sa mère. Elle est tout son monde. Son monde, cabossé et douloureux, mais son monde à elle... Elle ne veut rien d'autre que sa mère. Pas même un père. Surtout pas le sien.
« Elle est morte un an plus tard. Elle non plus, tu ne l'as pas sauvée. Tu l'as laissé mourir, lentement, sur son lit tâché de sang, les poumons pourris par l'acide et les yeux brûlés par les fumées. Elle n'a pas eu de tombes. J'ai noté son nom dans la glace, devant le palais. Tatiana Nikolaïevna Romanova, te souviens-tu au moins d'elle ?(...) Je ne suis pas idiote, ni naïve. Tu n'es pas le seul homme à avoir abandonné une amante et une fille. Mais les hommes, au moins, peuvent éprouver du remord. Les Dieux le peuvent-ils encore ? »
Janvier 1928, Golfe de Finlande.
La Russie est en flammes. Les feux de l'industrie ont tout envahi. Staline veut faire de l'URSS la première puissance économique mondiale. Partout, des cendres, des ouvriers absorbés par leur tâche. Et d'innombrables arrestations. Du sang caché sous la suie, des acides et du pourri partout dans les rues. L'odeur est insupportable. Le glacial hiver lui-même ne peut lutter contre les effluves infâmes de pauvreté et de violence en cette ville.
Peut-être est-ce pour cela qu'on ne la retrouva que ce jour-là. Terrée dans une congère, son grand manteau gris sur le dos, qu'elle avait dérobé quelques semaines plus tôt à un passant inattentif. Crottée et méconnaissable. Les cheveux courts, comme ceux d'un garçon des rues. Mais les yeux toujours clairs comme le ciel d'hiver, nuageux de tourments. Inimitables.
Le faune la reconnut ainsi. Mandaté par son père, ou peut-être par l'un de ses parents qui la prit en pitié. Elle ne demanda jamais. Elle voulut fuir. Avant même qu'il ouvre la bouche, les Cieux lui avaient dit pourquoi il était là. Elle hurla. Elle avait déjà perdu sa seule famille, pourquoi voulait-on l'arracher à la terre qui l'avait vu naître ? Elle ne voulait rien d'autre que cet air frais, cette vague odeur de neige et de charbon, qui lui rappelait sa mère, rien d'autre que cette vue sur le palais décrépi, rien d'autre que ce paysage si cruel mais si beau... Rien d'autre que ses terres. Rien d'autre que le sang humain qui coulait dans ses veines. Rien de divin, si ce n'est les cieux si blancs de la chère Russie...
Les nuages noirs s’amoncelèrent lentement dans le ciel. Quand on la fit monter à bord du paquebot, les cieux s'ouvrirent. Les éclairs et la pluie se mirent à tomber sur la mer quand le navire s'engouffra dans le golfe de Finlande, s'éloignant à tout jamais des rivages de l'enfance.
« Tu ne m'as pas demandé mon avis. Tu avais juste peur qu'un jour mes pouvoirs finissent par attirer l'attention et causer des problèmes sur les terres des dieux slaves. Tu as voulu éviter l'incident diplomatique et, sans doute, récupérer ce que tu considérais comme tien. Tu n'as jamais pensé à quel point ma colère pouvait être forte à ce moment-là. Tu as sans doute juste ri des faibles éclairs que je faisais tomber des nuages, dans une maigre tentative de fuite, de naufrage. Comme si j'étais l'une de tes créatures, semblable à toi, mais toujours inférieure, soumise à ton bon vouloir. Je n'avais pas le choix. Même pas celui de vouloir mourir là-bas. »
1934, Colonie des Sang-Mêlés.
Le bungalow est toujours vide. Depuis six années maintenant, il n'y a qu'elle. Personne ne vient la voir. Elle ne veut voir personne d'ailleurs. Elle a abandonné depuis longtemps l'idée d'être semblable aux autres enfants. Trop différente, trop marquée, trop étrangère. Elle a mis longtemps à apprendre l'anglais. Pas par bêtise non, par opiniâtreté, par refus d'abandonner sa langue natale. Elle n'a pas voulu se mêler aux autres, et ils le lui ont bien rendu. Désormais, on la jalouse et on la méprise tout à la fois. Jalousie, car en tant que fille de Roi, elle ne peut qu'attirer l'attention. Mépris, parce qu'elle est faible. Trop faible, pour une fille de Grand.
Adolescente malingre, encore petite et mal formée, elle aurait pu être encore belle si elle souriait davantage. Elle aurait pu séduire et être admirée. Mais la délicate carnation de sa peau, sa blondeur mordorée et ses yeux clairs attirent seulement l'envie des filles d'Aphrodite, qui s'amusent à comparer les traits acérés de son visage à ceux d'un vautour...
Elle aurait pu être forte, elle aurait dû l'être. Elle ne l'est pas. Ses pouvoirs semblent bridés, limités, constamment. Inutiles pour le combat rapproché. On lui a donné une lance, ayant appartenu à un autre fils de Roi, décédé il y a quelques années. Mais ce n'est pas son domaine de prédilection... Elle tire à l'arc raisonnablement bien, il faut le reconnaître, mais à côté des fils d'Apollon et d'Artémis, y a-t-il concurrence possible ? Elle n'a ni l'esprit d'équipe, ni de don particulier. Si ce n'est, peut-être, celui de passer inaperçue. Ses professeurs semblent presque avoir abandonné l'idée de faire quoique ce soit d'elle.
Elle est seule.
Il y a juste ce jeune professeur, de dix ans son aîné, qui a toujours veillé sur elle. De loin, discrètement, mais constamment. Elle ne sait pas bien pourquoi. Il ne lui a jamais expliqué. Elle sait juste qu'elle n'a rien à craindre de lui. Il a des yeux noisette, chauds et rassurants. Elle veut avoir confiance en lui. Il n'y a que lui qui lui sourit. Elle veut être calme pour lui. Il n'y a qu'à lui qu'elle ose parler.
« Je ne vais pas te reprocher de ne pas être intervenu ou de ne pas m'avoir aidé. Ça n'aurait qu'empiré les choses, si l'étiquette de 'fille à papa' avait été rajoutée sur mon front. Je ne t'aurais pas pardonné de m'avoir rappelé à quel point j'étais faible, pour que tu te sentes obligé d'intercéder en ma faveur.
Mais pour Lui ? N'aurais-tu pas dû envoyer un signe, toi qui sait mieux que moi ce que les nuages présagent... ? »
17 juillet 1937, près de la Colonie.
Les Harpies hurlent. Elle, n'en a pas le temps. Elle court à perdre haleine dans le bois. Sa main enroulée autour de celle de son amant. Ils reviennent de mission. Mais elles les ont suivi. Elles se rapprochent. Leurs hurlements sont autant de tortures que le bruit terrifiant de leurs ailes griffues derrière eux. Ce n'est pas pour elle-même que la jeune femme court aussi vite. Si cela était possible, elle se retournerait, banderait son arc et tirerait, au péril de sa vie... Mais elle a peur. Peur pour l'être niché dans son ventre. Rien n'a jamais été aussi important que la survie à ce moment-là. Elle ne veut pas mourir.
Ils courent. Ils voient l'entrée du camp. Enfin, ils sont sauvés.
Mais, soudain, elle trébuche. Tombe et roule sur le sol. Lâche la main de son cher et tendre. Qui continue de courir. Elle crie son nom. Il ne se retourne pas. Elle hurle. Elle pleure. Elle le voit franchir la porte. Personne. Plus personne.
Ils fondent sur elle. L'une des harpies lève ses terribles griffes, enduites de poison. La jeune femme lève le bras, dans un vain effort de protection. Mais le coup atteint son ventre. La douleur est insoutenable. Elle va mourir. La mort menace. Un cri inhumain sort de ses lèvres.
Non. Non.
Non ! Tout s'arrête. Les harpies se figent. S'enfuient, terrifiées par cette voix qu'elles reconnaissent, sans vraiment savoir pourquoi. La jeune femme perd connaissance.
« Ç'aurait été une fille. Les cieux me l'avaient dit. Blonde comme moi. Les yeux vairons. Le menton volontaire. Elle aurait été forte. Elle aurait été magnifique. Ma glorieuse Alexia... Mais je l'ai perdue. J'ai perdu cette enfant.
Et tu n'as toujours rien fait. Tu es resté perché sur tes nuages, non pas impuissant, mais indifférent. Était-ce un moyen de punir une relation que beaucoup désapprouvait ? Était-ce une leçon pour l'erreur que j'avais commise en m'amourachant d'un homme que j'aurais dû savoir lâche et fourbe ? Ma faiblesse t'était-elle si méprisable pour que tu n'aies rien fait pour la sauver ? Elle était innocente. Elle ne méritait pas ça. Elle méritait de vivre. Pas moi ! Pas moi !
Alors pourquoi ne m'as-tu pas laissée tomber de cette falaise ? »
1937-2007, Falaise de l'Aubépine.
Elle a voulu mourir à son réveil. Elle n'avait même pas la force de haïr ceux qui l'avaient abandonné à son sort. Elle désirait seulement que cette douleur cesse.
Perchée sur le bord d'un ravin, elle s'élança dans les airs. Sans la moindre hésitation. Prête au choc, prête aux roches et à la mort.
La Foudre la cueillit en plein envol.
Son père la changea en buisson d'aubépine. Perchée sur une corniche de la falaise sur laquelle elle avait tenté de mettre fin à ses jours.
Elle y resta soixante-dix années.
« As-tu la moindre idée de ce que c'est de voir le vide sans jamais pouvoir s'y jeter ? Tu m'as laissée ma conscience, et les années ont passé sous mes yeux impuissants. As-tu eu la moindre idée de ma colère et de ma haine ? T'es-tu douté de ma rancune à ton égard, toi qui choisis qui doit mourir et qui doit vivre, toi qui joue avec nos vies sans jamais nous laisser le choix ? Je voulais disparaître de ce monde. Pourquoi mon existence devait-elle être sauvegardée, constamment, contre mon gré, alors que tous ceux que j'aimais étaient morts, que tous ceux que je voulais protéger n'avaient pas survécu ? As-tu eu la moindre idée de ma douleur ? Ou bien ce désir de mort est-il étranger aux Dieux, lui aussi ?
Je te le ferai ressentir, si tu l'as oublié. »
18 juillet 2012, une planque temporaire des Partisans.
Voilà cinq ans qu'elle a quitté son corps de bois. Elle a voulu se changer les idées. S'éloigner du monde des Dieux et des Traîtres. À Yale, elle a passé un doctorat en ornithologie – soixante-dix ans à regarder le ciel et les oiseaux en contre-plongée, cela fait apparemment naître des vocations. Elle a parcouru le monde. Et elle a vu. Vu ce que les hommes faisaient du monde. Ce que les Dieux laissaient faire.
La Terre mourait. Et nul ne faisait rien. Pas d'avertissement, pas de sanction, juste une insolente indifférence devant la décrépitude de la Nature.
Elle n'aurait jamais rejoint les Partisans avant l'arrivée de Gaïa. Pas par fidélité envers les Mêlés, oh non, eux qui l'avaient trahi en ne lui portant pas secours, encore moins envers les dieux qui n'avaient fait que la décevoir. Il s'agissait juste de bon sens. Hors de question de s'allier avec Cronos. Quand on bouffe ses enfants, et, qu'en plus, qu'on confond un bébé tendre et rose avec une grosse pierre, on est pas quelqu'un de très fréquentable, et encore moins un leader fiable.
Mais, aujourd'hui, voilà que la Déesse Terre se manifeste elle-même, pour enfin renverser cet ordre indécent. Elle offre une porte de sortie. Une issue. Un moyen, d'enfin, exister. Sans jamais plus dépendre de personne. Le pouvoir. La liberté.
Elle est devant les gradés des rebelles. Il a été difficile de les trouver. Mais ses talents de Traqueuse se sont affinés. Sa vue a été aiguisée par les années passées sur la falaise, son errance l'a rendue plus résistante, et grâce à la solitude, elle a fini par surmonter ses inhibitions et ses pouvoirs se sont enfin développés. Et elle compte bien en faire usage.
- Qui es-tu ?Elle ne se donne pas la peine de répondre à celui qui semble être le chef de la petite troupe. Les nuages s’amoncellent autour d'eux. Le tonnerre gronde. Un éclair foudroie un arbre, à quelques dizaines de mètres seulement. Elle les voit blanchir, porter les mains à leurs armes. Le ciel s'éclaircit en quelques secondes. Le vent s'apaise. Le calme revient au sein de la forêt. Enfin, le meneur ose reprendre la parole.
- Qu'est-ce qui nous dit que tu n'es pas ici pour nous livrer à Lui ? Un sourire cynique étire les lèvres de la jeune femme. Ses yeux bleus brillent brièvement dans l'obscurité.
- J'ai une autre question pour toi. Préférez-vous m'avoir avec vous ou contre vous ?Le silence qui suit est éloquent. Ils ne peuvent se permettre de la laisser partir. Ils doivent l'accepter. On ne refuse pas la fille d'un Roi.
« Au moins n'avais-tu pas essayé de me ramener au Camp. Je dois te reconnaître cela. Tu as essayé de me faire confiance. Après soixante-dix ans de réflexion, il me semble que j'avais compris la leçon. Je n'avais pas spécialement l'intention de te défier. Je voulais te haïr en silence, comme je l'avais toujours fait. Je voulais juste ne plus rien avoir à faire avec ce que tu représentais. Je voulais être humaine, presque comme les autres. En paix.
Mais le monde tel que je l'ai connu a changé, il est à l'agonie. Ma chère Russie est devenue laide et sale. La mer est souillée. Les cieux, embrumés par les vapeurs toxiques. Comment, toi, peux-tu le supporter d'ailleurs ? Moi, je n'ai pas pu. Alors comme ça, une femme doit vivre selon tes caprices, mais la nature peut mourir sous tes yeux sans que tu daignes bouger le petit doigt... ?J'ai vu des enfants, si jeunes, et déjà à moitié morts, dans le même état que ma mère sans avoir mis une fois le pied dans une usine. Comment peux-tu laisser ce monde à tes protégés, à tes sujets, Roi indigne? Comment as-tu pu ?
Si tu es incapable d'agir, alors ce sera moi qui le ferai. Quitte à faire couler le sang pour cela. Quitte à ouvrir une nouvelle guerre. »
22 septembre 2015, Bunker des Insurgés.
Elle a hésité. Elle a vraiment hésité à soutenir Gaïa contre les insurgés. Le pouvoir était à portée de main. Pourtant, elle aussi s'est rebellée et a combattu aux côtés des olympiens, contre cette monstruosité avide de puissance. Malgré la tentation. Malgré la victoire qu'elle désirait tant contre les autres sang-mêlés...
Est-ce de la faiblesse ? Elle n'en est pas certaine. Elle regarde ses compagnons d'armes danser et chanter autour d'elle. La trêve est signée. Elle ne sait pas si c'est une bonne chose. Elle a déjà l'intuition que cela ne durera pas. Son p... les dieux sont si capricieux.
Une main prend la sienne. Elle sursaute. Un garçon et une fille lui sourient timidement. Ils doivent être un peu plus jeunes qu'elle. Leurs yeux brillent de joie – ou peut-être est-ce l'hydromel dont ils ont un peu abusé ? Ils sont beaux tous les deux. Insouciants. Libres. Et l'affection qu'elle lit dans leurs yeux est sincère, forte, durable. Ils ont confiance en elle. Ils l'admirent, elle, l'enfant ratée du Roi, la tsarine déchue, l'exilée, l'étrangère. Elle a une place dans leur cœur.
Elle a une place, ici. Avec eux. Avec tous ces enfants rejetés ou déçus, ces âmes si fortes et si fragiles à la fois. Elle peut, peut-être, les aimer. Aimer à nouveau.
C'est le début de l’automne. On fête le solstice. Son corps danse autour du feu de camp, au rythme des flammes. Ses cheveux châtains se détressent, ses yeux bleus absorbent la lumière jusqu'à ressembler à deux fenêtres sur le jour, en pleine nuit. Ses mains passent d'un bras à l'autre. On l'embrasse, elle pique un fard, hésite à mettre une gifle, puis finalement, s'enfuit d'un pas léger, le cœur étrangement troublé. Puis, elle sourit, puis rit, hésitante, d'un rire argentin, charmant, fascinant, un rire qui n'a plus résonné depuis trop longtemps.
Elle ressemble à sa mère, lorsqu'elle dansait encore au bal.
Peut-être ressemble-t-elle même à son père lorsqu'il est heureux.
« Évidemment, tout ceci n'a pas duré. La trêve fut rompue. Chaos prit possession de toi. Les batailles se succédèrent. Les trahisons, aussi. Le chaos, en somme. L'incertitude, hormis le fait d'être en guerre.
Je l'avoue. Quand tu a repris connaissance, je m'attendais à ce que tu remettes en place une trêve. Ça n'était pas pour moi, mais pour les autres insurgés. J'espérais que tu essaierais de comprendre mes frères et sœurs d'infortune, que pour une fois, tu écouterais un autre avis que le tien. J'avoue avoir eu cet espoir, cette faiblesse, brièvement. Ma colère n'en fut plus que forte une fois que tu relanças la Traque. Il n'y aurait donc pas de pitié. Pas d'hésitation. Si je me retrouvais devant ton autre fils, ce demi-frère qui t'étais resté fidèle, malgré tout, je ne sais donc si j'aurais la force de le laisser vivre.
Tu veux me tuer ? Après tant m'avoir forcé à la survie ? Dommage. Je n'ai plus l'intention de mourir. »
Aujourd'hui, juin 2017...
Test rp