[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Darya, celle qui survole, celle qui ne doit jamais s’attacher.
Uriana, celle qui entoure, celle qui se trouve partout à la fois sans jamais se trouver nulle part.
Selena, celle qui sait, celle qui connait beaucoup de monde, mais surtout la nature humaine.
Kalatos, du grec Kofkalo, qui signifie carapace (avec le temps, on a fini par abandonner le préfixe ‘kof’), et le suffixe ‘atos’ pour signifier que je viens de Céphalonie.
Mon nom de scène et celui que connaissent mes clients est Dusk, un raccourcis de mon nom complet dont je suis tout de même fière. Il n’y a qu’à mes coups de cœur que je dévoile mon véritable nom.
La seule chose que je sais à propos de mon père est que c’était un incube. Ma situation aurait pu être semblable à celle de certains demi-dieux. Sauf que je savais exactement qui j’étais et de quel monde je fais partie. Je ne sais rien d’autre de mon père. Je ne l’ai jamais vu, je ne connais pas son prénom et je ne sais même pas s’il est encore en vie.
De l'autre côté, ma mère est tout ce que j'ai toujours connu. Cruelle, sadique et narcissique, elle ne s'appelle pas Cybèle pour rien. Elle a toujours voulu que je sois comme elle, une parfaite succube obéissante qui n'a besoin de personne pour survivre et qui renie la notion même de famille. Oh, mais elle a essayé, pour moi. Mais ça s'est terminé avant même que ça ne commence vraiment.
Je suis née en Grèce, en Céphalonie et cela remonte à tellement longtemps, que je n'ai pas de date précise, juste un siècle, le quatrième av. J.-C. Pute, salope, catin, j'ai eu droit à toutes ces insultes. Mais ma mère ne voulait pas me faire entrer dans les affaires familiales avant mes vingt ans. Une tradition d'après elle. Enfin son bordel, non attendez, sa
maison close, comme dirait ma mère, était l'un des meilleurs et plus populaires de la ville d'Athènes, où nous avons habitées pendant un très long temps après avoir quitté les îles ioniennes. Mais nous n'étions pas de simples prostituées esclaves comme la plupart des femmes qui pratiquaient ce métier à l'époque, nous étions des Hétaïres, des raccrocheuses de luxe. Que ce soit belle-de-jour ou belle-de-nuit, nous étions des péripatéticiennes de qualité. Certaines personnes pourraient trouver ça malsain ou déplacé, mais c'est un métier comme un autre, le plus ancien du monde qui plus est et pourquoi ne pas allier besoin, plaisir et revenu ? Car il ne faut pas l'oublier, une succube reste dépendante du sexe, qu'elle soit nymphomane ou non.
Et cette dernière conséquence n'est pas la seule joie d'être moi. Il y a aussi la fois où j'ai tué un client. Ma mère m'a toujours dit de ne jamais embrasser personne, que c'était l'une des règles les plus importantes des bor... maisons closes, aussi importante que celle qui interdit de s'attacher ou tomber amoureuse, ou encore celle sur les rendez-vous en dehors de l'établissement. Je ne sais même pas comment il s'appelait. Ce n'était pas mon premier client, mais je n'avais pas beaucoup d'expérience non plus et, rien qu'une fois, je voulais franchir cette frontière, voir ce que cela fait que d'embrasser un homme. En quelques secondes à peine, j'avais aspiré sa force vitale sans même m'en rendre compte. La punition de ma mère a été sévère.
Nous avons pourtant dû quitter la Grèce, mais ma mère a toujours refusé de m'expliquer pourquoi, bien que j'avais déjà plusieurs centaines d'années. Je n'ai plus jamais commis la même erreur, ma mère pouvait se le permettre, elle, puisqu’elle maîtrisait ses pouvoirs. Et malgré mes efforts et toutes les années d'expérience, je ne les maîtrisais pas. Nous sommes allées en France où nous avons vécu durant plusieurs siècles. Là-bas se trouvent les meilleurs cabarets et je suis passée de prostituée à danseuse pendant quelques années. J'ai fait un peu de tout dans ce genre d'établissements, avec une longévité pareille, on a vite fait de s'ennuyer. Mais l'instauration de nombreuses règles au 13ème siècle visant à éradiquer nos pratiques nous ont poussées à rejoindre l'Ouest, puis les Caraïbes.
J'ai toujours une arme sur moi. Amyna, du grec défenseur, est une dague enchantée que ma mère m'a offerte pour mon vingtième anniversaire, le jour même où j'ai perdu ma virginité avec mon premier client. Elle se transforme en bracelet d'argent que je glisse sur mon poignet gauche. Ma mère a toujours insisté pour que je ne l'enlève jamais, car même si nous sommes des femmes de joie, nous devons toujours pouvoir nous protéger, disait-elle, surtout vu le métier que nous faisons. Et nos activités étant loin d'être légales, j'ai aussi dû apprendre à fuir très vite, manipuler les gens pour ne pas me faire piéger et rester loin des situations dangereuses et compromettantes. Nous étions rares, notre race n'étant pas très populaire surtout en France et succube rime très vite avec démone ou sorcière.
Nous étions installées à Nassau dans les Bahamas peu de temps après que la colonisation britannique se soit mise en place, mais elle a échoué dans les Caraïbes, ce qui a conduit au plus grand mouvement pirate jamais connu. J'ai toujours été attirée par les pirates, je ne sais pourquoi. J'irai même jusqu'à dire que j'ai aimé, chose que ma mère voyait comme la peste (et croyez-moi, la peste n'est pas belle à voire). J'ai commencé par avoir des affaires en dehors de l'établissement sans que ma mère soit au courant. Je ne sais pas vraiment comment j'ai réussi à lui cacher ça pendant si longtemps. New Providence était encore mieux que Nassau et c'est là-bas que je rencontrais Edward Teach, alias Barbe-Noire. J'ai aussi fréquenté Calico Jack Rackham, alias Rackham le Rouge, célèbre créateur du pavillon noir à tête de mort. Il était un formidable amant, meilleur que Teach sur bien des plans, mais la femme vers laquelle il revenait toujours était Anne Bonny. Puis Rogers a mis un terme à la piraterie dans les Bahamas en instaurant un gouvernement et nous avons été obligées de partir de nouveau.
Nous ne pouvions jamais rester très longtemps au même endroit, car après quelques années, les habitants commençaient à se douter de quelque chose. Mais ma mère a réussi à s'installer en Floride, sur le continent américain et y a fondé l'une des plus célèbres maisons closes qui est encore fréquentée aujourd'hui sans aucun doute. La Brume jouait son rôle. Ma mère a fini par découvrir mes affaires avec les pirates, surtout depuis que je me suis mise à porter le collier d'argent que Teach m'avait offert, collier qui fait changer la couleur de mes yeux en fonction de mon humeur. Il ne savait pas que c'est un objet magique et je n'ai aucune idée quant à la façon donc il se l’ait procuré et où. Le coffre d'un galion espagnol sans doute.
C'est à ce moment-là et surtout dans le courant des 19ème et 20ème siècles que je suis devenue très douée à ce que je fais, sans pour autant parvenir à régler ce problème de baiser. Puis, j'ai voulu avoir une affaire en dehors de l'établissement, comme du temps de la piraterie à New Providence, mais ma mère était de nouveau contre moi. Ce jour-là, en 1905, pour la toute première fois, je me suis opposée à Big Mama Cybèle.
Les gens disent souvent prétentieusement et à tors qu’ils se rappellent de quelque chose comme si ça c’était passé hier. Je ne peux pas le dire, je ne pourrais jamais, car le temps n’a pas du tout le même impact sur moi que sur les autres personnes qui peuplent ce monde. Pourtant, le jour où j’ai tenu tête à ma mère est le jour où tout a changé et je m’en souviens très bien. Dans les maisons closes, il n’y a des chambres séparées que pour les travailleuses de luxe, celles qui sont les plus chères, en l’occurrence, ma mère, certaines autres filles et moi-même. Brenda était venue m’annoncer que mon client était arrivé et comme d’habitude, ma mère ne m’avait pas prévenue. Elle ne l’a jamais fait, prétextant qu’une bonne femme de joie doit toujours être prête. C’est l’une des raisons pour lesquelles les établissements de ma mère n’ont jamais eu d’horaires. Mais cette fois-ci, j’en ai eu marre. En plus, lorsque j’ai vu que l’homme que je devais satisfaire était un vieux playboy avec un ventre plus large qu’un tonneau, j’ai refusé.
On ne refuse jamais un client. C’est une autre règle très importante, d’après ma mère. Mais j’en avais marre de me taper n’importe qui qui passait le seuil de l’entrée avec quelque chose entre les jambes. Je suis donc allée voir ma mère qui s’occupait d’une transaction. C’était le payement en avance d’un client important, puissant et d’influence. Ce genre de personne ne venait pas souvent, mais quand c’était le cas, seule ma mère s’en chargeait. Après tout, Big Mama, appelée la Madame par le reste du monde, offrait les meilleurs services. C’est comme dans les forges, c’est toujours le maître forgeron patron de la boutique qui forge le mieux.
Elle était furieuse quand elle a appris que j’avais refusé un client, surtout que celui-ci ne s’était pas gêné pour faire toute une scène, maudissant notre établissement en crachant à la porte et le mot circula très vite. D’après ce que j’ai entendu, les affaires n’ont pas été bonnes pendant un temps après ça. Lorsque ma mère est en colère, on pourrait vraiment la confondre avec une démone et cette fois-ci, c’était presque si la honte ne lui avait pas fait pousser des cornes. Comme d’habitude, elle m’a frappée, mais je ne suis pas laissé faire et je l’ai frappée en retour. Les paroles qui ont volées ce jour-là comme des lames d’assassins étaient toutes vraies et je ne regrette pas un seul instant de les avoir prononcées, peu importe les bonnes choses que ma mère a faites pour moi.
Je lui en voulais de me forcer à lui obéir et d’essayer de me mettre dans une catégorie à laquelle je n’appartiens pas, malgré ma nature de succube. Je voulais découvrir qui je suis réellement, je voulais profiter de la vie, tomber amoureuse, faire toutes sortes de choses que je n’avais jamais eu l’occasion de faire. Et par-dessus tout, je voulais choisir mes partenaires, faire de ma dépendance une relation privilégiée au lieu d’une contrainte payée. Je suis partie, mais pas les mains vides. J’ai pris le fouet en cuir, dont certains disent que c’est du cuir d’homme, qu’elle utilisait pour me frapper, refusant toujours de porter directement la main sur moi comme si j’allais la brûler. Le nom de ce fouet, Prodotis, signifiant traître en grec, m’allait à merveille, de plus, il se transforme en ceinture et se place automatiquement autour de la taille.
Après ça, je n’ai plus jamais revu ma mère. J’ai essayé de nombreuses choses et j’ai eu des expériences intéressantes je dois l’avouer, mais même si j’avais pu essayer d’obtenir n’importe quel travail que je voulais, que ce soit en passant sous la table ou en utilisant mon charisme, je suis restée dans le domaine des cabarets et bars, devenant barmaid pendant un temps, parfois chanteuse ou stripteaseuse encore. Mais malgré tout ce que j’ai accompli, malgré le fait que je commence à découvrir qui je suis réellement, je n’ai pas encore réussi à briser la carapace que ma mère a construite pour moi. Je me suis toujours limitée aux mortels, aussi. Et pour la première fois depuis mon arrivée à New York, l’idée de séduire un demi-dieu me semblait alléchante depuis que j’appris qu’il y a autant de héros et guerriers courageux à la colonie que j’ai longtemps considérée comme un nid à bambins pleurnichards.